Les nouvelles gagnantes
Bravo à nos lauréats de notre concours de nouvelles édition 2017 .
1er prix
« Cadeau » de Monsieur François Etienne Hiss
Cadeau
Quand partirions-nous ? Nul ne le savait… ni ne cherchait à le savoir. Tous, nous étions bloqués dans cet aéroport d’Atar, en plein cœur du Sahara. Le vent de sable dansait sur la piste avec de vieilles carlingues délaissées, sans autre musique que ce sifflement lancinant qui nous enveloppait. Les carrioles surchargées, tirées par des ânes récalcitrants déversaient leur cargaison hétéroclite : indication la plus fiable d’un départ prochain. Quelques gendarmes débraillés assuraient le désordre, comme pour manifester davantage l’incongruité de cette tenue inadaptée. Des nuées d’enfants rieurs, tenant leur boite à trésor, occupaient les militaires en entrant par les fenêtres ouvertes. Combat perdu d’avance pour ces sous-officiers maintenant trop assoupis, mais complices intéressés, en quête du chewing-gum à confisquer lorsque le besoin s’en ferait sentir. Les vendeurs de thé n’avaient nul besoin d’accréditation pour exercer le métier : service public oblige. Les verres passaient de main en main, plus chauds que la chaleur ambiante. La source intarissable jaillissait à hauteur de turban pour s’écouler en cascade brûlante dans le diamètre étroit, formant la mousse indispensable. On m’en offrit sans que je n’aie eu besoin de commander. Puis un deuxième. Puis un troisième. Personne ne me présenta l’addition. Des paquets bien ficelés jonchaient la salle d’embarquement, sans surveillance particulière, bric-à-brac échappant complètement au format standard des bagages-cabine des compagnies occidentales. C’est là que je le vis, allongé à même le sol : jeune hartani d’une vingtaine d’années enveloppé dans un boubou délavé. Ses yeux fatigués me suivaient, implorant une attention muette. En m’approchant de lui, je lisais la douleur sur son visage parsemé de glaise séchée. Je le saluais selon la formule du pays. Il me répondit faiblement. Manifestement, il ne parlait ni le français ni l’anglais. Alioune se contenta de lever lentement le voile qui recouvrait son pied. Le talon éclaté laissait voir l’os à vif. On me dit qu’il était tombé dans un puits, au désert, près du campement. Par réflexe, je passai ma main sur son front. La fièvre, elle aussi, serait du voyage. J’appelai un enfant pour acheter de l’eau et des mouchoirs en papier. Premiers soins dérisoires pour calmer ma révolte devant cette impuissance. Un tee-shirt propre enveloppa le pied, mieux que ce tissu au sang coagulé. Double dose d’aspirine dans un verre à thé rapidement rincé. Quelques dattes achetées à ces providentiels enfants intrus. Rester à ses côtés et attendre toujours, et attendre encore. Le scénario s’écrivait dans ma tête à toute allure : chaleur, infection, gangrène… Sa sérénité me déconcertait. Il frottait ses dents avec une branche de neem, seule hygiène locale qu’il pouvait s’offrir, en un rituel méticuleux. Son sourire timide me rassurait dans cet hôpital improvisé. Le patient calmait son docteur. Il m’offrait toute sa paix comme remède au stress qui me gagnait.
Vint enfin le moment où les portes s’ouvrirent, provoquant la cohue libératrice. Un dignitaire du lieu s’approcha en cet instant choisi pour me saluer par des politesses sans fin. Son impeccable français lui donnait l’autorité d’un notable. Etait-il son patron ? Etait-il son maître ? Il m’avait observé dans ce caravansérail. J’aidais Alioune à se relever puisqu’on allait partir. Il s’accrochait à mon épaule pour avancer sur un seul pied, sans aucun bagage, sans aucune pièce d’identité. Le notable dans une dernière apostrophe me lança :
- « Il est à vous maintenant !»
Nous étions déjà propulsés vers la passerelle, comme portés par des forces invisibles. On m’installa d’office à ses côtés, au premier rang, pour qu’il puisse garder sa jambe allongée, soutenue par un ballot. Il fermait les yeux, de douleur ou de fatigue. Mais ses lèvres, doucement, articulaient en silence un discours inconnu, prière ou poésie. Ma tête explosait devant ces mots que je refusais d’accueillir : « Il est à toi maintenant… ».
De fait, il était là, endormi sur mon épaule, dans un abandon total. A moi. Rien qu’à moi.
A l’Hôpital national de Nouakchott, il fut soigné comme tous les autres malades. J’étais sa seule famille pour le nourrir, mais le cercle s’élargissait chaque jour de mamans inconnues qui partageaient le plat. Je ne saurai jamais si on venait pour voir le Blanc, ou pour visiter le malade. L’Orthopédie était la cour des miracles à ciel ouvert, miracle de joie de vivre et de solidarité naturelle. Le chef de service me donnait des nouvelles rassurantes. Pour lui aussi, Alioune m’appartenait. Je voulais vraiment savoir pourquoi. De quel droit ? Tout savoir. Vite. Il me donna calmement l’explication, pour lui si évidente :
- « Tu t’es occupé de lui, alors maintenant, il est à toi ».
J’avais tout simplement le devoir d’accepter ce cadeau du destin… sauf que je revendiquais bien haut mon droit de lire autrement les signes du destin. Ainsi donc, personne en ce pays ne s’indignait. Comment pouvait-on accepter qu’un homme puisse être la propriété d’un autre ? Pourquoi cette absence de révolte ? Pourquoi cette loi inscrite aussi profondément dans l’inconscient ? Mes arguments tombaient à plat. Le désert était si proche qu’il embrouillait les pensées. Le désert avait ses lois que je ne saisissais plus. Mais le sable entrait partout. Il caressait l’hôpital. Se déposait jusqu’au fond des armoires. Il s’infiltrait dans mon cerveau. Il grippait les rouages. L’enfant du désert a besoin d’un père du désert sans lequel il ne peut vivre. Il a autant besoin de l’eau du puit, que du lait des chamelles, que des fruits du dattier. Tout se tient. Tout s’appelle. On ne peut vivre seul. Nulle part.
Le chef de service, en bon soignant qu’il était, comptait ses paroles qu’il cibla en plein cœur :
- « Il vaut mieux appartenir à quelqu’un, que de ne compter pour personne».
C’est à cet instant précis que je suis devenu père.
2ème prix
« Ainsi surfent-elles » de Monsieur Serge Campagna
Ainsi surfent-elles
De bluegin38 – 0h43 – il y a 2 jours
Depuis que j’ai croisé votre regard un mystère m’habite : d’où proviennent les nuances de vos yeux ? Du vert d’une feuille d’amandier ? Du vair des chaussures de Cendrillon ? D’un ver de terre irlandais ? D’un vers qui célèbre ceux d’Elsa ? De grâce, éclairez-moi…
De lili.bulle – 19h09 – il y a 26 minutes
D’un amandier irlandais peut-être ! Ou d’un lombric à chaussures de citrouille ! D’une noyade dans un sirop de menthe ! Quand aux yeux d’Elsa, revoyez vos classiques, ils étaient couleur d’azur ! Où donc ai-je pu vous rencontrer cher ignare ?
De bluegin38 – 19h37 – il y a 10 heures
Nous ne nous sommes pas rencontrés. Vous étiez à la fête organisée par Charly et vous parliez avec Daphnée. J’étais à quelques mètres de vous et je discutais avec une de vos amies qui m’a dit qui vous êtes.
De lili.bulle – 8h24 – il y a 3 heures
Qui est cette amie ?
De bluegin38 – 12h15 – il y a 1 jour
Je ne peux le révéler. Sous prétexte de virus encombrant, elle m’a laissé pénétrer son sac à main virtuel. J’y ai évidemment déployé mes compétences techniques, je l’ai débarrassée de l’intrus mais j’y ai aussi déniché votre adresse électronique. Je ne voudrais pas lui nuire en dévoilant son nom puisqu’elle ignore tout de la manœuvre !
De lili.bulle – 23h17 – il y a 6mn
Vous êtes l’ami sur qui on peut compter ! Vous aurez du mal à franchir les lignes de mon carnet d’adresse ! Ma confiance en vous quelque peu nulle s’amenuise au fil des mots ! Vous allez vers de grands maux ! Arrêtez avant de vous faire du mal.
De bluegin38 – 23h18 – il y 3 jours
Ne vous méprenez pas. Vos yeux m’habitent depuis le fameux jour. Il fallait que je trouve un moyen de vous contacter. Celui-ci n’est pas très élogieux certes, mais il en allait de ma survie ! De la nécessité d’en savoir plus sur vous. Puis peut-être d’une aventure comme vous n’en avez jamais connu !
De lili.bulle – 18h24 – il y 18 heures
Prétentieux avec ça ! Vous démarrez mal cher optimiste chronique ! Peut-être qu’en cherchant les yeux d’Elsa vous avez trouvé les vœux d’Anicet ? Ou que vous ayez emprunté les lunettes de Candide !
De bluegin38 – 18h26 – il y a 2 jours
Accordez-moi une chance, une seule et vous verrez que je ne suis pas celui que vous croyez. Je me consume véritablement pour vous et je vis dans la peur de ne plus jamais vous croiser. Vous savez ce qu’est l’angoisse ? Ce que sont les jours interminables ? Les nuits fétides à suer dans le noir ? Les chutes vertigineuses dans le néant ?
De lili.bulle – 21h05 – il y a 12mn
Parlez-moi un peu de vous et nous verrons. Vous aussi devenez un mystère !
De bluegin38 – 21h17 – il y a 2mn
On me dit plutôt bien de ma personne. Calme. Serein. Pragmatique. Tout ce que vous n’avez pas encore perçu en moi. Je n’ai pas une âme qui se consume aisément. Depuis vos yeux, je côtoie des sentiments qui m’étaient jusque là inconnus. C’est pour cela que vous rencontrer m’est devenu indispensable. Vous êtes entrée dans ma vie comme aucune autre n’y avait pénétré : comme une flamme dévastatrice qui réduit en cendres chacun de mes instants. Connaissez-vous Zao Wou Ki ? Avez-vous vu sa toile intitulée « le cerveau de May » ? Essayez d’en trouver une reproduction et vous mesurerez la manière dont vous incendiez ma vie.
De lili.bulle – 23h19 – il y a 1mn
J’espère pour vous que vous maîtrisez mieux la peinture qu’Aragon ! L’art est un peu mon métier ce qui, pour ce qui nous occupe, a peu d’importance. Je connais et j’apprécie Zao Wou Ki. Les expositions de son oeuvre sont si rares que j’ai couru au printemps dernier à Martigny où on lui rendait hommage. « Le cerveau de May » y était en belle place. Il est effectivement d’une beauté incommensurable. J’espère seulement ne pas avoir détruit votre cerveau à ce point-là. Je ne suis pas une croqueuse d’hommes, vous savez !
De bluegin38 – 23h25 – il y a 3mn
Vous avez pourtant ce pouvoir-là.
De lili.bulle – 23h20 – il y a 1mn
Puisque vous êtes aliéné, à quoi bon nous rencontrer ? Quelles autres folies pourrions-nous faire ?
De bluegin38 – 23h21 – il y a 5mn
Des milliers ! Des milliards peut-être !
De lili.bulle – 23h28 – il y a 1mn
Avec vous la présomption n’est jamais loin ! La démesure non plus ! Promettez-moi plutôt une soirée voluptueuse dans les jardins de Giverny… une promenade grisante sur la plage d’Antibes face au fort carré… un peu de sérénité pourrait-être la bienvenue dans la vision de l’avenir qui vous nous prêtez !
De bluegin38 – 23h30 – il ya 1mn
Puisque vous semblez goûter à la beauté des nuances de Nicolas de Staël, je vous offre celles de la Sicile. Si vous acceptez une invitation. Agrigente la polychrome, ça vous va ? Ou Palerme la ténébreuse ?
De lili.bulle – 23h32 – il y a 1mn
Enfin ! Vous faites des progrès ! Savez-vous que plusieurs dizaines de paysages de Sicile, tous de couleurs différentes ont été réalisés par Nicolas ? Il va vous falloir déceler les tons qui me siéent !
De bluegin38 – 23h34 – il y a 3mn
Je réserve les billets et nous partons demain les vérifier ensemble !
De lili.bulle – 23h38 – il y a 1mn
Du calme ! De la mesure ! Vous êtes-vous enquis de la météo du moment ? De la température en cette saison ?
De bluegin38 – 23h40 – il y a 1mn
Pour moi, la température est estivale. Toutefois, j’en conviens il nous faudrait peut-être envisager ensemble notre itinéraire, les hôtels où nous descendrons, les moyens de locomotion que nous utiliserons… Nous pourrions nous voir pour en parler et décider de la date de notre départ.
De lili.bulle – 23h45 – il y a 5mn
Voilà qui est plus sage ! Si nos âges se caressent, nous n’avons plus vraiment la fougue de la jeunesse. Nous pouvons nous laisser aller à la volupté. Nous pouvons prendre le temps de l’organisation. Il nous faut en parler, vous avez raison : vous me semblez plutôt Etna, je serais plutôt Syracuse. Je vous l’accorde, le soleil et la mer nous rapprochent. Mais midi sur la plage peut nous tourner la tête et nous tournebouler l’esprit ! Puis noircir nos projets de la lumière menteuse de Soulages !
De bluegin38 – 23h50 – il y a 1mn
Je vous laisse le choix total de l’itinéraire. Je saurai m’y adapter. Je ne souhaite que votre sourire, que mille éclats dans vos yeux, la joie et la légèreté dans vos gestes.
De lili.bulle – 23h51 – il y a 1mn
Je vous espère simplement naturel, heureux d’emprunter les sentiers de la découverte. Peut-être nous apprivoiserons-nous, peut-être pas… Il faut laisser le temps s’insinuer dans nos arcanes et, sans doute, viendra ou ne viendra pas l’osmose.
De bluegin38 – 23h52 – il y a 1mn
Je plonge dans votre sagesse et me laisse porter par votre courant. Je vous accompagne.
De lili.bulle – 23h53 – il y a 1mn
Recherchons plutôt l’harmonie. Accordons nos violons, nos cordes puis éventuellement nos cuivres. Cherchons ensemble le la, le mot bleu, la nuance indéfinissable, la note fauve.
De bluegin38 – 23h54 – il y a 1mn
Demain, nous pourrions nous retrouver pour tracer les premières lignes de notre voyage. Je vous laisse le choix du lieu.
De lili.bulle – 23h55 – il y a 1mn
Le choix du premier endroit est délicat. Il lui faut une ombre de mystère, une esquisse de possible. Connaissez-vous dans le centre ville une place énigmatique, légèrement ombragée, où seules les âmes sensibles pénètrent ?
De bluegin38 – 23h56 – il y a 1mn
On ne peut y accéder qu’à pied ?
De lili.bulle – 23h57 – il y a 1mn
Exactement. Par la Grande Rue ou par le Jardin de Ville. On peut s’y asseoir à des terrasses noyées de silence. L’Ailleurs dans l’Ici. Le trompe-l’œil salvateur.
De bluegin38 – 23h58 – il y a 1mn
Place de Gordes. Parfait. Je vous y attends demain à dix-huit heures.
De lili.bulle – 23h59 – il y a 1mn
Peut-être… Je dois d’abord vous dire que mes yeux ne sont pas de la couleur de l’amandier, que notre amie commune a dû savoir déjouer le prédateur qui dort en vous et que je n’étais pas à la fête organisée par Charly pour la bonne raison que j’ignore qui il est ! Pour la Sicile, je crains que vous ne deviez vous y rendre seul car aux matrones je préfère les arlésiennes ! ADIEU.
3ème prix
« Les fugitifs » de Madame Michèle Labbre
Les fugitifs
Ils étaient devant ; l’homme d’abord, la femme ensuite . Sans un mot, le pas rapide et silencieux, ils avançaient depuis le crépuscule. Ils avaient perdu le contact avec les autres lorsque l’enfant avait chuté. Personne ne les avait attendus, pas même cette jeune femme qui affirmait connaître ce pays. Le père avait eu confiance et lui avait cédé ses cartes pour qu’elle les guide. Il comprenait trop tard que la détresse brise. L’exode durait depuis des jours, des semaines… des files d’humains sur les routes, sur les mers, fuyant la cruauté, la mort, la faim. L’espérance pour subsister. Ce pays, là-bas, au bout de la route, serait accueillant. Il l’avait promis à sa femme, il connaissait la force que donne l’illusion. Depuis la nuit des temps, l’homme fuit son semblable : avant eux, après eux, combien d’autres ? Leur fuite même était un songe ; loin devant, les voix s’évanouissaient dans la nuit noire, fantômes errants. Qui pourrait croire encore à la fraternité ? Cet homme, derrière eux, qui les suivait en silence, il avait tenté de cheminer à ses côtés, à deux hommes on est plus forts, lui avait-il dit. L’homme s’était arrêté sans un mot.
Le petit garçon butait sur les rochers ; il trébucha encore une ou deux fois mais se releva aussitôt. Il n’en pouvait plus de fatigue et de faim.
— Papa, c’est encore loin ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, répondit le père, tais-toi un peu, il ne faut pas faire de bruit.
On les avait prévenus que la forêt était infestée de pillards.
Le père les entendait ; il était certain de les entendre, même à des kilomètres. Quand ils s’étaient arrêtés il avait même entendu leurs voix.
— Il a faim, murmura la mère au bout d’un moment.
L’homme hésita puis sortit un morceau de pain d’un petit sac qu’il avait attaché autour du cou et le donna à l’enfant :
— mais ne t’arrête pas de marcher, ordonna-t-il à voix basse.
Le petit devait avoir trois ou quatre ans, guère plus ; il grignota son quignon par petits bouts car il était devenu sec comme un caillou. Il ne comprenait pas pourquoi il fallait marcher de nuit alors qu’on n’y voyait rien du tout. il sentait une boule dans la gorge et son ventre crispé devenait douloureux ; parfois les larmes gagnaient ses paupières mais il les refoulait en reniflant à cause du brouillard d’eau qui l’aveuglait.
La nuit était d’une obscurité quasi-totale et seul le père possédait une lampe qui éclairait un peu le chemin. Celui-ci rétrécit soudain pour devenir un sentier escarpé qui grimpa rapidement dans les bois. Sa maman portait une jupe blanche qui reflétait par instant la lueur de la lampe et ces éclairs le rassuraient : sa maman était bien là. Puis la forêt s’épaissit et le gamin ne parvint plus à distinguer les pierres les unes des autres, son père devint une ombre indistincte qui s’éloignait de lui de plus en plus vite, le petit tomba encore une fois et se mit à pleurer.
— Chut ! entendit-il devant lui.
— Papa, où es-tu ? Je ne te vois plus ! Il parlait si doucement qu’il n’entendait pas sa propre voix.
Un craquement lui parvint soudain, proche de lui ; il se tourna : un homme mit la main sur sa bouche pour le faire taire ; il tenait une arme à l’épaule. L’enfant reconnut l’homme à qui son père avait parlé et se mit à trembler de tous ses membres, de peur, de froid, de fatigue. Ses jambes le lâchèrent ; l’homme le laissa choir pour s’élancer en avant, là d’où un hurlement venait de jaillir.
Des cris, des plaintes, des bruits métalliques, des coups de feu, une voix de femme suppliait… »C’est maman », se dit-il terrorisé ; il n’osait pas bouger. Il resta longtemps immobile, écoutant la fureur qui s’était déclenchée à quelques mètres. Les pillards avaient achevé leur immonde besogne.
L’homme revint avec le silence, un poignard rougi à la main. Il regarda l’enfant tassé au sol comme un chien peureux, parut hésiter et marmonna quelque chose comme « c’est une charge, il est bien petit .»
Il les suivait depuis le début, solitaire, farouche, refusant de les distancer pour éviter de rejoindre le gros du troupeau, plus loin dans la forêt. Il lui tendit un morceau de pain, tourna le dos et quitta le sentier pour s’enfoncer dans le noir.
Le petit garçon ne bougea pas tant que les pas de l’homme firent craquer les feuilles sous ses pas. La terreur le paralysait mais il parvint tout de même à gravir les éboulis de pierres jusqu’à la clairière, tout en haut, éclairée par la lune. Il observa les formes allongées au sol, s’approcha d’une jupe blanche, se coucha à ses côtés et s’endormit.
L’homme poursuivait son chemin d’un pas sûr, élastique de force et de souplesse. Le fusil en bandoulière, il tenait en main une sorte de long poignard qui lui servait de coupe-coupe pour éclaircir les taillis ou les branches d’arbres enchevêtrées qui barraient sa progression. La faim interrompit sa marche. Il s’arrêta et sortit du grand sac collé à son dos, une gourde et une baguette de pain garnie de jambon qu’il attaqua aussitôt avec appétit. Si la nuit l’avait permis, on aurait pu constater que son visage n’exprimait rien d’autre qu’une farouche détermination : les sourcils broussailleux formaient un arc sombre au-dessus de ses yeux qu’il tenait à peine entrouverts, regard fixé au sol. La barbe mal rasée mangeait une bonne partie d’un visage basané taillé de quelques rides, de sorte qu’il était difficile de lui accorder un âge quelconque. Il mangeait debout. Son blouson ouvert laissait entrevoir un corps sec, peu vêtu malgré le froid intense. De taille au-dessus de la moyenne, il paraissait doté d’une vigueur peu commune. Et d’une implacable volonté.
De temps à autre il consultait une tablette lumineuse sur laquelle des lignes rouges ou noires indiquaient le lieu, la direction, les bâtiments voisins. Il écouta : quelque part dans la nuit un vrombissement lointain frayait son chemin dans le silence. La route sur laquelle des milliers de réfugiés se pressaient, les uns derrière les autres, empêtrés de sacs, de valises, d’enfants en bas âge, de vieux et de vieilles, de peur et d’angoisse, cette route était proche, en contrebas de cette forêt noire et dense dans laquelle il tracerait, envers et contre tout, sa route vers la paix. Il refusait de penser ; son cerveau annihilait les souvenirs, les doutes, les craintes et même le plaisir : il sortirait de là, sinon, à quoi bon vivre ? Il secoua la tête pour en chasser le chaos morbide qui pointait sitôt que l’inactivité s’emparait de ses mains. Des mouches de charnier. Sous les décombres de sa ville gisaient sa femme et son petit de trois ans.
Sa main se mit à trembler, il se tassa soudain sur lui-même, plié en deux de douleur et de rage mêlées, hurlant dans son mutisme des mots de refus, de haine, de désespoir. Et le cri émergea de la nuit, clamé comme un loup solitaire et malade de l’être, deux prénoms : sa femme, son fils.
Deux mots dans la nuit noire.
L’homme s’accroupit, enfouit son visage dans ses mains, murmura : « Ce petit. L’âge de mon fils, seul, maintenant déjà à demi-mort de froid. Et moi dans ma haine, ma soif d’oubli, je l’abandonne. Suis-je donc aussi pourri qu’eux ?
Il se tut, serra ses bras autour de lui, dérisoire geste de réconfort.
— Vingt kilos sur des centaines de kilomètres en forêt, en montagne, par des chemins oubliés de tous… je n’y parviendrai pas. Mais mon âme non plus n’y parviendra pas, je crèverai des années durant pour cet abandon. »
Il ouvrit ses mains, les tendit devant lui, les examina comme étrangères à son corps, des mains qui soignaient dans les ruines de la ville, des mains qui caressaient, consolaient, désormais les mains d’un homme évadé du naufrage, d’un fugitif.
Il empoigna son sac, jeta des livres au sol, quelques objets aussi, reliques d’une vie, déchira quelques trous dans ce sac de misère, un peu plus, un peu moins, quelle importance ?
— Il est petit, il rentrera dans le sac, en passant les jambes ce sera plus facile à porter. Il n’aura pas froid.
Il souriait.
Coup de cœur du jury :
« Le Jasmin » de Madame Pauline Lopez Triana
Le Jasmin
Cet après-midi de fin d’été, il commence déjà à faire moite comme en pleine saison des pluies. Ils rentrent du terrain de foot, couverts de poussière : l’Escargot a fait passer le devant de son t-shirt baigné de sueur derrière sa tête ; il lui couvre juste les épaules, dont il roule ostensiblement. Manuel n’aime pas être torse nu, sauf pour dormir, mais il a retroussé son short au ras de ses cuisses pour se laisser effleurer par le peu d’air qui circule dans le soir tombant. Ils sont allés jouer avec le Boiteux, le Gros et Face de Tomate. Le Mouton ferme le cortège, le ballon calé sous son bras maigrelet ; il traîne des pieds pour mieux soulever la poussière blanche sur son passage. Il en a plein le visage et ça lui fait un masque africain.
Presque tous les soirs, ils se retrouvent pour taper la balle, quand Manuel et ses frères ont fini leurs devoirs et que Mamy Eudosia n’a plus besoin d’eux. En général ils s’arrangent pour passer un coup de balai fulgurant dans le patio, ou au contraire pour faire traîner la corvée jusqu’à ce que Mamy Eudosia perde patience et leur dise de filer. Manuel sait qu’elle n’est pas dupe.
Le terrain de foot est au bout de la rue, sur la placette : entre les rangées de voitures stationnées et l’aire de jeu – en fait, un vieux tunnel en ciment, un tape-fesses rouillé et un toboggan beaucoup trop haut pour les petits, où les chiens ne manquent jamais de laisser leur témoignage odorant. A quelques pas de là, Papy joue aux cartes avec la bande des cannes molles, d’autres messieurs d’âge honorable qui, tout comme lui, aiment passer l’après-midi à parler de l’actualité et fumer des cigarettes. Ils jouent aux dames ou aux échecs, assis sur les murets des quelques bacs à plantes de la place, où une petite vieille vient tous les soirs jeter ses pelures de pastèque, qui font des petits tas maintenant.
Manuel préfère être attaquant, vu qu’il ne faut pas compter sur le Boiteux, comme son nom l’indique, ni sur l’Escargot qui passe la moitié des opportunités à zieuter autour de lui pour voir si quelqu’un le regarde. Face de Tomate et le Mouton jouent avec le Gros, mais ils sont malins et agiles, ce qui compense. Dans ces moments, l’enfance est le plus beau des endroits, les cris de petits qui jouent à côté résonnent aux oreilles de Manuel, les voix graves et douces des vieux, le fond de bachata qui se mêle aux chants de l’église aux portes grand ouvertes, les bus et taxis qui déposent les gens du quartier au bout de leur rue après leur journée de travail, le repas qui cuit pour eux pendant que Mamy Eudosia s’accorde une pause dans le hamac. Tout cela devrait durer encore, la nuit ne devrait pas tomber.
Mais la nuit tombe. Alors, pour rentrer, ils font parfois un petit détour. Ils longent quelques blocs de maisons pour accéder à une venelle qui les sépare en deux rangées. En général, c’est là que les chats amoureux se retrouvent : ils passent leur temps avachis contre la barrière de bois peint, le flanc dans la poussière, à lécher leurs pattes et à feuler. A cette heure, le détour vaut bien les brimades de Mamy, quand ils arriveront à table alors qu’elle les cherche depuis une demi-heure. Ce détour, c’est pour Angela.
Quand elle rentre de son travail au service des immatriculations, Angela aime se délasser un peu avant de sortir prendre le frais devant sa maison. Dès qu’elle pousse la grille, elle pénètre dans une sphère de réconfort. Personne ne l’attend, à part le chat – elle lui en sait gré – alangui sur le carrelage du salon ou assis sur le bord de l’évier. Son fils, Oscar, est parti s’installer avec sa fiancée il y a bientôt un an. Elle espère être bientôt grand-mère. En attendant que la marmaille vienne éparpiller des miettes de biscuits sur le sol et des jouets dans tous les coins, elle jouit de cette solitude.
Elle leur sert à tous les deux un verre de lait glacé, avec un trait de sirop de fraise pour le chat. Puis elle allume la chaîne dans le salon et met, bien fort, un disque de musique romantique, de la musique à se couper les veines, où le type pleure le départ de sa femme et sa vie devenue insipide. C’est beau. Ensuite, Angela va dans sa chambre et allume la télé sur la Huit pour être sûre de ne pas rater le début de la novela tout à l’heure. Elle quitte son uniforme, le plie sur la chaise, choisit des vêtements légers dans l’immense armoire laquée que sa mère lui a léguée, puis elle sort dans le patio, nue.
Le patio d’Angela, c’est son îlot d’intimité. La fin de l’été transpire déjà autant qu’en plein hiver. La citerne en plastique bleu est tellement remplie, là-haut sur le toit, qu’un filet d’eau s’en échappe en rigole, éclaboussant, quand il atteint le sol, le jasmin qu’elle a planté en pot. D’abord, elle attache ses cheveux en chignon, qu’elle fixe avec une pince à linge enlevée au fil tendu dans la cour. La musique emplit ses poumons, son ventre, jusqu’au bout de ses doigts. Angela saisit le tuyau branché sur le robinet de la cuisine, le fait passer par la fenêtre, et commence par asperger ses pieds gonflés. L’eau lui semble tiède, c’est délicieux, elle a la chair de poule, soupire d’aise.
Avec application et constance, elle se tourne, dos à la palissade de bois où grimpe le jasmin, et commence à remonter le tuyau le long de ses jambes, laissant la brûlure intérieure accumulée se mêler à la fraîcheur du jet. Elle en a la respiration coupée, à chaque fois, mais c’est à ces détails qu’elle sait qu’elle est vivante. Méticuleusement, elle se masse la nuque, penche doucement la tête d’un côté, puis de l’autre, provocante girouette. Après plusieurs minutes de cascade glacée, juste avant que le froid ne l’étreigne, elle ferme le robinet de la cuisine et laisse traîner un dernier regard sur la clôture du patio.
Enroulée dans une serviette, elle retourne à l’intérieur et s’ouvre une bière qu’elle boit devant la télé, le chat blotti à côté d’elle sur le dessus de lit. Quand elle est prête, elle éteint tout, prend son trousseau de clés et ressort. La brise du soir la désaltère, les lampadaires sont déjà allumés mais le soleil n’a pas dit son dernier mot. Elle va s’acheter quelque chose à manger, une brochette peut-être, ou du poulet rôti du Chinois, et un verre de riz au lait fumant de la petite marchande ambulante. Elle papotera avec les gens du quartier, échangera quelques nouvelles en regardant les derniers taxis arpenter le quartier en klaxonnant, les premiers chiens au rendez-vous des ordures, les familles de paysans réunis autour du brasero qui leur sert de cuisine et de bureau. L’odeur du mais grillé lui réchauffera le ventre.
Elle s’arrête quelques instants chez les voisins, d’abord ceux d’à côté, avec des chatons qui courent comme des fous sur le seuil, excités par le crépuscule. Puis elle passe en face, chez Eudosia et Don Orlando, assis sur le muret devant leur maison. Elle échange quelques mots avec eux tout en démêlant ses cheveux humides avec ses doigts. Autour du vieux pick-up garé devant chez eux depuis des mois, les gamins traînent. Les mêmes qui, chaque soir, jouent au foot et passent par la venelle pour rentrer chez eux, font mine de ne pas la remarquer. Tout juste un salut timide et poli en même temps que leurs grands-parents. Manuel, l’aîné, est assis sur le muret de la maison, les coudes appuyés sur ses genoux écartés, cherchant une contenance en balayant du pied un mégot fantôme. Quand elle croise un instant son regard, elle reconnaît l’éclat vert qu’elle a aperçu, un moment plus tôt, entre les lattes de la clôture. Elle lui sourit.