Bravo à nos lauréats de notre concours de nouvelles édition 2019
1er prix
Hêtre ou ne pas être ? de Monsieur Bernard Bousquet
Hêtre ou ne pas être ?
Bernard
Les forestiers du siècle dernier avaient fait du bon travail. S’ils avaient pu voir de leur tombe la magnifique futaie régulière qu’ils avaient plantée, ils auraient été heureux et fiers de leur œuvre. Il faut dire qu’ils s’étaient donné les moyens, sélectionnant les graines des plus belles provenances.
A présent, la grande hêtraie couvrait, sans rupture, une contrée pittoresque de moyenne montagne où elle se plaisait. Le résultat était sans appel : tous ces hêtres séculaires, grands et élancés, avaient incontestablement belle allure. Et quand du sol le regard montait vers le ciel, il coulissait le long des futs comme sur des piliers de cathédrale qui se prolongeaient en voutes, arcs et nervures dans la nef des hautes frondaisons.
« Tous ces hêtres », ce n’était pas tout à fait vrai. Il y avait parmi eux, offensant la symétrie, une sorte de canard boiteux, un hêtre diablement tordu et bossu, qui semblait proclamer sa différence dans cette mer d’homogénéité élevée au rang de dogme. Il n’était pas chétif, car son tronc était aussi épais que ceux de ses voisins et il montait aussi haut ; non, simplement tordu et bossu. Pauvre Quasimodo des hêtres, il n’avait pas choisi sa forme ; preuve vivante que la sylviculture (surtout au XIXe siècle) n’était pas une science exacte : l’une des graines plantées, cachant des défauts rédhibitoires à l’œil du producteur de bois, avait réussi à s’immiscer dans l’engrenage du sacro-saint canon de la perfection ligneuse.
Tel était de fait l’objectif de cette forêt : produire un bois de qualité supérieure, sans défaut, au grain fin, aux nervures rectilignes, pour des planches parfaites et les plus belles feuilles de déroulage.
Le hêtre tordu broyait du noir, ce qui ne devait pas arranger la qualité de son bois. Ses congénères lui en voulaient sans raison. Car si les forestiers l’avaient épargné c’était parce qu’il ne gênait aucun arbre en place.
Il aurait fallu être bouché de la feuille pour ne pas les entendre jaser à longueur de journée. Piques et quolibets fusaient dans les houppiers. Pas un jour qui passât sans que sa différence ne lui soit reprochée. Pour qui comprenait le langage crypté des Fagus, c’étaient, en veux-tu en voilà, des « il n’a pas choisi le plus court chemin pour s’élever ! », « sa sève est-elle si alcoolisée qu’il titube en montant ? », ou (dit sur un ton railleur) : « il aime tant ses racines qu’il peine à s’en éloigner ! »
Pourtant qu’y pouvait-il ? Il n’était pas responsable du facétieux inné que ses parents lui avaient transmis.
Il fallait avoir l’écorce dure pour supporter de telles doses de moquerie à longueur d’année ! Ah, qu’il aurait aimé déménager ! Mais il n’y fallait pas penser. « Bouger » n’était pas dans l’essence de l’hêtre. Trop bien enraciné, il n’aurait pu se mouvoir, par exemple vers les lisières, où les défauts de forme étaient mieux tolérés.
Heureusement, il y avait des périodes d’accalmie, quand le concert des oiseaux couvrait les persiflages. Mais les hivers, même ouatés par la neige, l’épreuve était dure à supporter, à tel point que le pauvre hêtre déprimé se demandait parfois s’il n’aurait pas mieux valu ne pas être.
Lui faisait-il de l’ombre, son voisin le plus proche était le plus désagréable. Bien dressé comme il l’était, il ne s’était jamais pris pour la queue d’une poire, mais un jour de grand vent, roulant plus que d’habitude ses épaules branchues, le hêtre tordu ne put s’empêcher de le traiter de bel hêtre bellâtre. Mots qu’il regretta instantanément, car il n’était pas dans sa nature de se moquer. Le hêtre torse, n’était pas retors comme ses coreligionnaires « droits ».
Combien de temps faudrait-il pour qu’enfin les siens le tolèrent ? se demandait-il angoissé. Les autres espèces ne faisaient, elles, aucune différence. La faune sauvage paraissait même le préférer, appréciant ses contours, ses creux, ses bosses, dont les autres arbres étaient dépourvus. Pic, sitelle, hibou, martre… y avaient élu domicile. Un couple d’écureuils avait trouvé bien commode ses cavités pour y stocker leur provende. Tel un prestidigitateur les sortant de ses multiples manches, il se prenait au jeu des chauves-souris qui s’envolaient au crépuscule et revenaient à l’aube. Un blaireau se creusa même un terrier sous une grosse racine.
Ils le sauvèrent du désespoir. Grâce à eux, il fit contre mauvaise fortune bon cœur.
Et c’est ainsi que les années passèrent, jusqu’à ce qu’à l’âge de 120 ans, les forestiers décident d’abattre toute la parcelle. Dans leur jargon fleuri, ils disaient qu’elle était arrivée au bout d’une révolution. C’était l’âge optimal pour tirer le plus de bois possible de ces arbres, d’autant qu’ils avaient pleinement essaimé leur faines.
Seul parmi eux, le malheureux hêtre sinueux, dont aucun scieur ne voudrait, était tout juste bon pour la trituration ou le chauffage.
Mais les nouvelles lois forestières obligeant à conserver sur pied quelques arbres utiles à la faune, on décida de ne pas y toucher. Sa disgrâce lui sauva la vie, il échappa au massacre et assista impuissant à la coupe à blanc de ses congénères, dont l’épitaphe rouge sang inscrit sur les gisants d’écorce se répétait sur tous, invariablement : longueur, diamètre, cubage.
Et les bûcherons partis, il se retrouva le seul arbre encore debout dans le champ de bataille de la parcelle. Tel un cénotaphe vivant in memoriam.
Inondé de lumière, un silence inquiétant, les lazzi de ses voisins lui auraient presque manqué ! Puis la vie reprit son cours. Les animaux ne l’avaient pas abandonné. Bien au contraire, dernier arbre sur pied de la parcelle, il en avait attiré de nouveaux.
Se sentant utile, sa solitude lui pesait moins. Il était devenu une sorte d’arche de Noé arboricole, un refuge zoologique, un objet d’études et d’observation pour les biologistes. Il remplissait à fond son rôle d’hôte pour la faune et cette tache n’était pas pour lui déplaire. Plusieurs années de suite, il profita des vides crées autour de lui par la terrible coupe pour gonfler son houppier, lancer de nouvelles branches, s’ancrer mieux dans le sol. Ses défauts s’étaient mutés en qualités. Ses formes insolites lui donnaient une naturalité dans l’air du temps. Son esthétique sauvage rehaussait son éclat.
Tous les chemins de randonnée convergeaient désormais vers le grand fayard solitaire. Face à lui, un panonceau imagé détaillait les caractéristiques de son espèce.
Le hêtre évolua en un monument naturel à la visite incontournable. Un arbre remarquable classé au patrimoine national. Devenu intouchable.
Entre-temps, la mode des forêts exclusivement productives avait passé son chemin. Les scieries avaient fermé les unes après les autres, étranglées dans une crise économique qu’elles n’avaient pas vu venir. Les grumes partaient désormais vers des pays lointains…
Les tâches de régénération naturelle avaient grandi au sein de la parcelle inondée de soleil. Des gaulis d’un mètre que les forestiers de l’ancienne école auraient aimé voir : homogènes, denses, de belle venue.
Pour ces milliers de jeunes recrues, la vue du grand hêtre offrait une brillante perspective de réussite sur le long terme. Mais ils avaient beau essayé de le copier par force courbures et contorsions, rien à faire, leurs gènes les obligeaient à pousser bien droit. Pourtant, ceux qui auraient réussi l’exercice n’auraient plus été éliminés.
Le temps passa… Dans tout le pays s’était affirmé le goût pour des forêts plus sauvages. Et les baliveaux de la parcelle se retrouvèrent livrés à eux-mêmes. La nature seule s’occupait désormais de leur évolution, avec d’autres critères de sélection et d’élimination que les hommes : sans distinction de taille, de grosseur et de forme. Le grand hêtre était devenu le symbole du virage écologique pris par la nouvelle foresterie. Sur ses épaules reposaient désormais des programmes éducatifs, l’écotourisme local et même des programmes de recherche biologique.
Aux yeux des jeunes hêtres, le vieux spécimen tordu était devenu l’arbre-dieu inatteignable et omnipotent.
2ème Prix « coup de cœur »
Madame Feuille de Violette Couturier
Madame feuille
La plume glissait sur la feuille, rapide et précise, étirant des mots qui, à l’évidence, prenaient plaisir à être couchés là, noirs sur la feuille blanche.
Le léger grattement de la plume au contact du papier emplissait toute la pièce.
Le vieil homme qui contrôlait si élégamment son écriture, marqua une pause. Sa main caressa pensivement la feuille merveilleusement douce et son regard passa par-dessus ses lunettes pour s’envoler par la fenêtre.
La petite statue africaine, nichée dans une alcôve du secrétaire se figea, la pendule 1900 retint son tic-tac…
Mais un léger craquement du plancher ramena l’écrivain dans la pièce. Et la main reprit sa danse frénétique jusqu’au bout de l’inspiration.
Puis, épuisé par tant de mots, comme vidé de ses souvenirs, l’homme repoussa sa chaise et se leva pour fermer la fenêtre.
Il avait toujours du mal à quitter ce bureau où flottait une odeur de vieux cuir et de musc, de cire et de bois exotique. Sa vie était concentrée là. Il y avait pris ses décisions les plus folles, y avait échafaudé des projets extravagants, y avait ri, et beaucoup pleuré, y avait connu l’ennui et la mélancolie.
Il quitta la pièce.
Mais à peine la porte fermée, le bureau s’anima, et s’il avait fait demi-tour et collé son oreille contre le bois, il aurait pu entendre une bien étrange conversation :
– Enfin ! s’exclama la chaise en étirant ses pieds. J’ai bien cru qu’une fois de plus j’allais être mise à contribution toute la nuit. Merci Mr Plancher !
– De rien, très chère, ce n’était qu’un simple éternuement impossible à réfréner, répondit le vieux plancher usé. Je frissonne encore, quelle manie de laisser la fenêtre ouverte quand il écrit !
– Puisque vous parlez d’écrire, Mr Plancher, avez-vous vu la nouvelle arrivante ? Susurra le porte-plume. Mais d’où vient-elle ?
– Oui, d’où venez-vous ? S’exclamèrent en cœur une série de petites poupées russes en bois, posées sur le secrétaire.
La feuille de papier ne comprit pas tout de suite que la question lui était adressée et un long silence s’installa.
Visiblement, tous attendaient sa réponse.
– D’où je viens ? D’où je viens ? Mais du Moulin d’Arches bien sûr ! Mon grain est délicat, ma texture subtile, je suis La Feuille de Papier par excellence.
«Quelle fatuité» pensa alors l’énorme fauteuil Louis XV, affalé devant la cheminée.
– Oui bien sûr, nous le voyons tous, nous ne doutons pas de votre qualité ; Madame Pendule parlait avec bienveillance. Mais avant d’arriver ici sous forme de bloc-notes, ne vous souvenez-vous donc de rien ?
Un léger coup de vent vint s’appuyer contre les vantaux de la fenêtre qui s’ouvrirent, laissant passer un imperceptible courant d’air. Les feuilles du bloc-notes s’agitèrent, libérant alors un souvenir.
– Je vois un atelier ! Cria presque la feuille, surprise. Je sens des mains qui me touchent, me caressent, me plient. J’ai l’impression de ne pas être seule….
Madame Chaise pensa immédiatement aux mains du relieur. Dans leur transformation respective, tous avaient connu des mains attentives et douces qui les avaient sublimés.
Mais Madame Feuille n’arrivait plus à parler, seuls quelques borborygmes parvenaient à sortir de sa gorge serrée.
Tous comprenaient qu’elle était en train de revivre sa transformation. Du bucheron à la scierie, de la scierie à l’usine à papier.
Elle se souvint, brutalement, de son tronc long et si bien planté, du vert tendre de ses aiguilles. Elle pouvait sentir la douceur de la brise marine dans ses branches, entendre le cri strident des mouettes.
J’étais un pin, reprit-elle. Bercé par le grand large, j’avais résisté à toutes les tempêtes. Mes frères et moi étions une forêt et l’harmonie que nous avions créée autour de nous enflait comme un nuage d’orage.
La réalité de sa nouvelle condition lui apparaissait. Petit à petit elle prenait conscience que quelqu’un, quelque chose l’avait volontairement détournée de sa destinée.
Un long cri trancha l’atmosphère pesante du bureau…
– Ne te plains donc pas, grogna monsieur Fauteuil, tu aurais pu finir en cagette ou sur le bûcher !
Regarde les sœurs Poupées, ont-elles l’air en colère ?
– Nous en colère ? Et elles partirent d’un petit rire boisé. Mais nous n’avons jamais été aussi bien à notre place que dans ce bureau. Nous n’étions pas faites pour la taïga. Notre arbre, chétif, n’arrivait pas à pousser parmi tous ces sapins. Le froid y était terrifiant.
Madame Statue se taisait, elle ne regrettait en rien son ancienne condition d’ébène. Jusqu’à l’arrivée du guerrier massaï qui l’avait abattue pour la troquer au marché de Nairobi, elle subissait une maladie incurable qui noircissait son bois. Maintenant, par-dessus tout, elle adorait quand Monsieur posait son regard attendri sur ses courbes.
«Je suis là depuis si longtemps, pensa le vieux plancher, mes plus lointains souvenirs remontent à la scierie.»
Mais Madame feuille ne les entendait plus, l’idée de rester là, à tout jamais dans ce bureau lui était insupportable. Elle n’avait qu’une idée en tête, respirer une fois encore les embruns, entendre le mugissement de l’océan.
– Mais que faites-vous ? crièrent alors les sœurs poupées. Non !!! Ne faites pas cela, ne sortez pas, personne n’est prêt à affronter l’extérieur.
Le vieil homme avant de partir, avait machinalement arraché la feuille du bloc-notes, et Madame Feuille venait de profiter d’un courant d’air pour prendre son envol.
Elle flottait déjà, respirant à pleins poumons l’air du soir. Elle se laissa aller et la brise l’enveloppa pour mieux l’emporter.
Elle survola la ville noire et puante, aperçut un moment les reflets dorés de grands champs de blé, pour enfin respirer cette odeur de sève et d’eau mêlée qu’elle avait toujours connue. Et dans la perfection de cet instant choisi, elle se laissa déposer sur une crête d’écume, resta là en suspens quelques instants et disparut dans les flots, acceptant avec volupté d’être happée par quelques vagues qui jouaient sur la plage.
Elle venait de sacrifier sa vie pour un instant de cette liberté absolue où, l’espace d’une seconde, on revit la perfection d’un souvenir. Elle avait choisi son dernier voyage.
Le vieil homme revint au petit matin. Il s’était levé avec une seule certitude: toute son histoire n’était pas sérieuse, des meubles qui parlent, qui ressentent, qui se souviennent de leur vie d’arbre. Mauvais ! Mauvais ! Mauvais ! Comme souvent, sa plume avait pris l’ascendant sur sa raison.
Il referma la fenêtre et s’assit lourdement sur la chaise, il ressentait le poids de toutes ces années à chercher l’inspiration…
Il resta là encore un moment comme hébété, eut un œil attendri sur la statue d’ébène, caressa du regard les trois poupées et finit par attraper son porte-plume.
Son geste s’arrêta net. Sa feuille de la veille avait disparu…
Son regard, légèrement ébahi, passa par-dessus ses lunettes et scruta attentivement tout ce qui l’entourait… En y pensant attentivement, n’avait-il pas fermé la fenêtre hier soir ?
Ses lèvres, qui ne riaient plus depuis si longtemps, s’étirèrent peu à peu, jusqu’à laisser fuser un grand éclat de rire. Un rire libérateur, un rire limpide qui se nourrissait de lui-même et réveillait les moindres recoins du bureau.
La petite statue africaine, nichée dans une alcôve du secrétaire se figea, la pendule 1900 retint son tic-tac…
Toutes les forêts du monde étaient là.