Publication des nouvelles gagnantes

Bravo à nos lauréats de notre concours de nouvelles édition 2020

1er prix

Dérives de Jessica Pagazani , habitante du Morbihan.

Dérives

C’est notre troisième nuit en mer. Cette nuit, je serai chargée de veiller au vent, de surveiller la houle, le cap, les feux des bateaux autour de nous et la position des navires à proximité sur l’ordinateur de bord. Jusque-là, j’étais restée prostrée sur ma couchette, terrassée par des nausées inattendues aux relents âcres de désillusion avec, dans ma tête, la question de Bernard Moitessier, lancinante : « Sauras-tu faire de ton rêve une réalité ? » Je rêve de naviguer depuis que j’ai treize ans. Depuis la lecture d’un roman qui m’a fascinée par la description du sentiment d’intense liberté des matelots. Voilà donc dix ans que j’attends l’occasion de pouvoir vivre cette liberté dont je n’ai eu qu’un avant-goût littéraire, cette liberté à l’état pur, sans contraintes ni frontières.

J’ai retrouvé Elisa, ma complice en intrigues pour prendre le large, à Marseille. Destination Athènes, où nous devons rejoindre, avec nos désirs et pas un sou en poche, d’autres camarades de l’Université pour les accompagner dans un tour d’Europe à vélo. Nous avons rencontré le skipper du ketch en bois de 11,60 mètres sur lequel nous allons embarquer grâce à une bourse aux équipiers sur Internet. Le propriétaire de la Maeva – c’est le nom du voilier – veut profiter d’un été en famille dans les îles Grecques et a fait appel au skipper pour convoyer son bateau. Pour nous, le voyage est gratuit, il nous faudra simplement participer à la vie du bord.

Je pense à toi. Deux ans déjà, deux longues années pour réunir une nouvelle fois le prix de la traversée. Quand les garde-côtes nous ont abordés, deux ans plus tôt, tu as préféré te laisser glisser dans l’eau. Plutôt que de retrouver les geôles de Libye, antichambres du désespoir. Je t’ai vu t’enfoncer dans les flots noirs qui scintillaient sous la pleine lune. J’ai eu dix-huit ans avant-hier, le jour où on a embarqué sur ce rafiot gonflable, à peine plus grand que la barcasse en bois vermoulu où on s’était entassés avec toi, ce jour-là. Elle t’avait fait penser à nos fringants bateaux de pêche multicolores, sur le Sine Saloum.

Elisa vient me réveiller d’un joyeux « À ton tour, moussaillonne ! ». On dirait qu’elle a navigué toute sa vie. Mes nausées se sont calmées, je vais pouvoir prendre mon quart. Elle me prête sa vareuse : « Il fait frais. » Elle ajoute, « Sois vigilante, un conteneur à la dérive a été signalé sur le Navtex , tu sais, l’appareil de réception des informations maritimes. »

Je bâille, j’ai froid. Il est une heure du matin. Je vais m’asseoir dehors, et je me laisse bercer par le doux balancement de la houle. Je prête l’oreille au grincement des poulies, au foc qui faseye légèrement, à la barre qui gémit, aux craquements de la coque. Tous ces bruits qui me semblaient si hostiles, jusqu’alors. La mer Méditerranée, tantôt si trompeusement calme, tantôt si rageusement hachée, est sereine cette nuit. Je remarque les planctons dans le sillage du bateau, petites lucioles des eaux qui brillent quand on les dérange, comme une traînée d’étoiles.

Ce silence qui brusquement nous enveloppe. C’est le bébé qui a cessé de pleurer. Sa mère continue pourtant à le bercer, en fredonnant à mi-voix, le petit corps de son fragile dormeur, soudain si redoutablement immobile. Le froid est tombé avec la nuit. La mer est encore plus immense et vide dans l’obscurité. Nos appels se perdent dans le voile sourd qui a recouvert les flots. Après le soleil harassant de l’après-midi, je frissonne dans mon vieux t-shirt. Je ne dois pas penser. Ni à ma grand-mère, restée au pays, ni à Fatou, ma petite sœur, malade, qui compte sur moi. Je ne dois pas penser au rire de Fatou. Son sourire. Les bons souvenirs me déchirent. Tu m’avais dit, l’Europe, on y écrira notre avenir. Tu m’avais dit, je leur expliquerai, ils comprendront. Tu m’avais dit : on a une chance d’y vivre dignes. Toi, tu y croyais et moi, je n’ai plus le choix. Je ne peux pas faire demi-tour. L’avenir est une page sombre. Le plus dur est-il passé ? Les mois de désert, les mois à trimer. Je ne dois pas penser. Je n’ai pas le droit d’échouer.

Il est deux heures, je vais faire un tour sur le pont. Sur bâbord, j’aperçois au loin un feu vert, surmonté d’un autre feu vert sur feu blanc. C’est un chalutier. Sur tribord, un ferry, qui fait route vers l’Est, comme nous. C’est rassurant de ne pas se savoir tout à fait seuls sur l’eau. Ses lumières se confondent avec les étoiles juste au-dessus de l’horizon et, sans l’AIS – la carte où s’affichent, sur l’ordinateur, tous les gros navires qui transitent – je l’aurais pris pour l’une d’entre elles. J’abats de trois degrés vers le Sud. Puis je m’approche du mât d’artimon et je lève les yeux : décidément, je n’ai jamais vu autant d’étoiles.

Une étoile filante, je fais le vœu que les courants nous poussent vers des rives plus clémentes. Je suis le seul à m’y connaître un peu en moteurs. Le nôtre halète et crachote, et l’odeur du gasoil est entêtante. Je pense à toi, aux vomissures et à la panique, je revis la même scène de stupeur et de larmes. Cette fois, nous sommes soixante-deux, dans un bateau pneumatique de 12 mètres de long. C’est notre troisième nuit en mer. Bientôt, nous n’aurons plus d’eau potable. Les hommes qui se relayent à la barre – cap au Nord-Ouest – depuis notre départ, sont épuisés. Mes pieds s’enfoncent dans les chairs éreintées tandis que j’essaye de rejoindre l’arrière pour jeter un œil au moteur. J’avance doucement, dans la nuit interminable : nous sommes si nombreux qu’au moindre mouvement malheureux nous risquons de chavirer.

Trois heures du matin – le vent a un peu tourné, je choque légèrement la grand-voile. Toujours rien à signaler. L’horizon est clair. Je peux reprendre le fil de mes pensées. J’imagine nos amis à vélo. Ils nous ont devancées de quelques mois dans leur quête d’aventure. Sont-ils en train de camper dans une clairière après une longue journée à pédaler ? Nous, nous avons attendu la fin de nos examens à l’Université pour faire nos bagages. Puis, tout est allé très vite : le convoyage idéal, un covoiturage pour se rendre à Marseille et, le 13 mai, nous étions dans le carré de la Maeva à trinquer au départ. Penser à nos amis, troubadours joyeux errant quelque part en Grèce, m’a redonné courage. Il est trois heures et demie, j’enfile mon gilet de sauvetage pour aller à la proue et chanter ce trop-plein d’euphorie dans la nuit. Finalement, je ne voudrais pas être ailleurs.

Des bribes d’une mélopée lointaine me parviennent, sans doute le chant des sirènes qui égrènent les milliers de prénoms des disparus sans sépulture. Amadou, mon meilleur ami, mon frère. Tu as glissé dans l’eau noire, sous mes yeux. Amadou, mon meilleur ami, mon frère. Cette nuit je pense à toi. C’est pour nous deux que je réussirai, cette fois. Pour honorer cette promesse que nous nous étions faite : « Je veillerai sur les tiens, tu veilleras sur les miens. » Amadou, ton prénom s’est uni à la lente mélopée des sirènes. Le moteur vient de rendre son dernier crachat. On ne distingue aucun halo qui annoncerait la côte. Seuls quelques lointains clignotements de bateaux qui ne peuvent pas nous voir. Nous n’avons rien pour signaler notre présence.

J’ai sommeil, irrésistiblement bercée par le rythme du souffle du vent dans les voiles et du clapot des vagues sur la coque. La mer s’est légèrement formée et des petites crêtes d’écumes étincellent sous la lune. J’ai dû m’assoupir, car c’est le skipper qui me réveille en me tendant une tasse de café. Je jette un coup d’œil à l’horloge : il est presque six heures. Il lit à voix haute le message reçu sur le Navtex : « Embarcation retournée à la dérive, aperçue à cinq heures vingt-sept, 35 degrés 15 minutes et 50 secondes Nord, 14 degrés, 4 minutes et 49 secondes Est ». À quelques milles à peine de là où nous sommes passés. Il pousse un profond soupir. « Retournée…» Je m’extirpe du cockpit et, dans la douceur mordorée du jour naissant, j’interroge la mer.

 

1er coup de cœur

Une rue sans issue de  Edouard Launet habitant  de la Manche.

Une rue sans issue

Les problèmes ont commencé le jour où Edmond Mortier, notre maire, a fini de lire Les Misérables. À 78 ans, il était temps qu’il finisse. Le brave homme avait dû  lire des extraits du roman à l’école communale, puis il était devenu géomètre-expert, puis avait été élu maire — fonction qu’il occupe depuis près de trente ans. Puis, on ne sait pour quelle raison, il s’était mis en tête de lire Les Misérables in extenso. Et voilà que, à peine la dernière page tournée, il décrétait que notre village aurait une rue Victor Hugo, et le plus tôt possible s’il vous plaît.

Edmond, ce genre de choses ne se décrète pas, lui avais-je dit (je suis premier adjoint), il y a des procédures à respecter, il faut un vote du conseil municipal en bonne et due forme, par ailleurs il serait nécessaire de … . Quoi ? s’était-il étranglé, tu ne veux pas d’une rue Victor Hugo ? Tu es bien le seul, mon garçon, il y en a partout dans ce pays, des rues Victor Hugo. C’était un très grand homme, tu sais ! Certes, avais-je répondu, mais là n’est pas la question, Edmond. Toutes nos rues ont déjà un nom, tu veux le caser où, Hugo ? Il m’avait regardé comme si je venais d’injurier la Nation et m’avait planté là, furieux.

Le fait est qu’Edmond n’en avait pas la moindre idée, de l’endroit où caser le grand homme. Toutefois il était clair qu’il n’en démordrait pas, comme si visser des plaques Victor Hugo dans le bourg était une mission sacrée qui lui avait été confiée par Gavroche lui-même. Nous avons donc dû nous résoudre à créer au sein du conseil un groupe ad hoc auquel a été donné le nom formidable de Comité Exploratoire en Vue de la Création d’une Rue Victor Hugo dans la Commune de Marmolien-les-Sources. Une telle entrée en matière n’augurait rien de bon. Il eût été plus simple et moins dangereux de partir explorer la jungle.

Il a d’abord fallu recenser les rues débaptisables : rue des Fontaines, rue de l’Avenir, rue des Champs-Courlis, etc . Ensuite chacun des membres du comité s’est vu attribuer une voie dont il aurait à sonder les habitants. Chacun son chemin ! a rigolé Edmond. Nous, nous avons moins ri. C’est la rue des Oiseaux qui m’est échue ; les oiseaux ne protesteraient pas mais les riverains ne seraient vraisemblablement pas emballés, vu la quantité de paperasserie qu’entraînerait un changement de nom de leur rue. De fait, ils ne le furent pas du tout, emballés. Pas plus que ceux des autres rues d’ailleurs. Les débats et consultations ont vite migré vers le seul et unique café du village. C’est là que la révolte a commencé à gronder autour de petits verres de blanc.

Entretemps, Edmond s’était plongé dans la poésie de Hugo et, à tout bout de champ, il citait des alexandrins du grand homme. Une sombre histoire d’intercommunalité nous valut un : « L’ombre est noire toujours, même tombant des cygnes ». La réfection de l’éclairage public : « Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière ». Notre inquiétude allait croissante.

L’hugomanie du maire devint alors le principal sujet de conversation au café, ce qui changeait agréablement des résultats de Ligue 1 mais tournait un peu en rond. À toutes fins utiles, j’ai demandé au patron s’il ne voulait pas rebaptiser son établissement Café Victor Hugo, ce qui aurait été autrement plus chic que Café des Sports et nous aurait enlevé une sacré épine du pied. Maurice n’a même pas daigné me répondre. Le lendemain, il m’a dit le plus sérieusement du monde : tant que je serai vivant, mon garçon, cet établissement s’appellera Café des Sports. Maurice voue au football un véritable culte et l’oeuvre de Victor Hugo n’est apparemment pas sa lecture de chevet.

 

Vu l’insuccès de notre mission exploratoire, Edmond a changé son fusil d’épaule : on donnerait le nom de Hugo à une place. Problème : de place, il n’y en a qu’une dans le bourg, et elle s’appelle place de la Libération. Allez donc rayer le souvenir de 1944 ! A peine l’idée émise, ce fut un soulèvement général. J’ai vu venir le moment où cette histoire Hugo allait se régler à coups de tromblons. Faudrait-il faire appel à la préfecture pour séparer les combattants ?

Cependant notre maire monomaniaque ne voulait toujours pas lâcher l’affaire et il lui est venu cette autre idée : à défaut d’attribuer le nom de Hugo à une rue existante, on en créerait une spécialement pour lui. Après tout, au bout de la rue des Champs-Courlis, il y avait un chemin à peu près carrossable qu’il suffisait de goudronner. Au Café des Sports, on a commencé à se demander si ce n’était pas un psychiatre qu’il fallait à la mairie. Je fus missionné pour parlementer avec le forcené.

Edmond, lui ai-je dit, je crois que cette histoire va trop loin. Et, comme ce n’est pas le genre d’homme qu’il faut braquer, j’ai vite ajouté : ce ne serait pas faire honneur à Victor Hugo que de lui attribuer une rue totalement déserte. Cet argument a semblé l’ébranler. Lorsque j’ai quitté son bureau, Edmond était pâle, défait, l’air résigné. Je suis parti illico porter la bonne nouvelle au Café des Sports. Trop vite hélas !

 

La semaine suivante, Edmond est entré à la réunion du conseil avec un large sourire aux lèvres et, avant même de s’asseoir, il a déclaré avec emphase : « Mesdames, Messieurs, nous allons rebaptiser notre village VictorHugoVille ». Mon voisin Jacky est tombé de sa chaise, et ce n’est pas une figure de style. Passé un moment d’hilarité, puis d’effarement car Edmond avait l’air sérieux, nous nous sommes regardés en nous demandant si l’heure n’était pas venue d’en appeler vraiment à la psychiatrie, ou à la rigueur au préfet. Nous avons beaucoup de sympathie pour notre maire, homme respecté de tous, débonnaire quoique parfois têtu, mais cette fois les bornes étaient franchies : le troisième âge ne réussissait pas à Edmond. Nous avons quitté la salle du conseil municipal avec des mines gênées pour certains, consternées pour d’autres. Jacky a eu beaucoup de mal à se relever.

VictorHugoVille ! Quand j’ai dit ça à ma femme, elle n’a pas éclaté de rire comme je m’y attendais, elle a simplement dit : pourquoi pas, ça ne serait pas pire que Marmolien-les-Sources, mais dis-moi, comment on fait pour rebaptiser une commune ? Je n’en savais foutrement rien, mais Internet avait la réponse : il fallait constituer un dossier réunissant la délibération du conseil municipal, l’avis motivé du directeur départemental des Archives, l’avis motivé du directeur départemental de la Poste, la délibération du conseil général, l’avis du préfet. Puis il fallait transmettre ce dossier au ministère de l’Intérieur, qui lui-même le soumettrait à une commission consultative composée de représentants des Archives nationales, du CNRS, de l’IGN, de l’INSEE, de la Poste, de l’Ecole Nationale des Chartes, et je dois en oublier quelques-uns.

Le chantier semblait si monumental, et mon affection pour Edmond est si grande, que j’ai vu là le moyen de nous et de le sortir de ce guêpier : nous constituerions ce dossier, lequel serait probablement rejeté avant même d’atterrir au ministère de l’Intérieur. Et les divagations d’Edmond en resteraient là. Et l’on pourrait enfin parler d’autre chose que de Victor Hugo à Marmolien-les-Sources.

Inutile de dire que la préfecture nous a renvoyés directement dans nos buts — la secrétaire pouffait au téléphone quand je lui ai demandé si elle avait reçu notre dossier. Désormais, ce n’était plus ses administrés mais les pouvoirs publics qui priaient Edmond de mettre sa lubie en veilleuse. Une nouvelle fois, celui-ci a semblé se résigner. Et, de fait, on ne l’a plus jamais entendu parler de Hugo. Il a même mis fin à ses rafales de citations. La toute dernière fut : « Rien n’est stupide comme vaincre, la vraie gloire est convaincre ».

Hier, je suis entré à l’improviste dans le bureau d’Edmond. Il était en train de lire fiévreusement L’Assommoir de Zola.

Je lui ai dit : Ah non, Edmond, pas question !

Il m’a répondu : Ah si !

Nous en sommes là.

 

2ème coup de coeur

 Le maillot jaune de Marie Hélene Boisier habitante la Haute Garonne.                                                    

Le maillot jaune

                                                                   

Ce matin là je savais que ça allait être « mon jour de gloire ». Un de ceux à ne rater sous aucun prétexte, vu la récompense à l’arrivée. Après tant de souffrances, allant d’espoirs en déceptions puis d’échecs en perspectives, j’étais enfin dans une forme olympique, certaine de vivre pleinement cet exploit tant espéré. Tout était fin prêt, je connaissais la route par coeur et nous n’avions rien oublié. J’avais fait la liste complète du matériel, je n’aurai pas à me tracasser par la suite.

J’avais choisi avec soin l’équipement, scruté les rayons, les roulements, les accessoires. Mon mari disait de moi que j’étais une véritable « bête de courses ». Les accidents ne sont pas fréquents mais je préférais ne rien acheter d’occasion. Je l’utiliserai en ville, à la campagne et à la montagne. Il fallait que ça tienne bien la route et que ça dure au moins deux ou trois ans. J’avais privilégié maniabilité et sécurité car nous préférions disposer d’une mécanique de qualité homologuée, même si cela avait un certain coût.

J’avais donc opté pour la routière classique avec un guidon courbé. On pouvait alterner les positions du guidon selon notre taille. C’était un atout indéniable pour les côtes. J’allais donc participer à cette course féminine sans crainte. Mes copines disaient qu’il se pourrait bien que l’épreuve soit rapidement « pliée » vu mon entraînement, mais nous ne sommes pas pléthore à en découdre aussi facilement la première fois.

On m’avait mise au courant des petits inconvénients tels que douleurs de dos, problèmes de selle, crampes… J’écoutais les bons conseils et astuces pour ne pas avoir mal tout en respectant les sensations de mon corps et suivais  assidûment les exercices de préparation physique. Je croyais fort en mes capacités. La sécurité serait assurée de bout en bout. J’avais de plus une assistance médicale sérieuse.

Je dormais bien, je n’avais pas de problèmes de poids et j’étais vigilante sur mon alimentation.

J’avais malgré tout conscience qu’il me faudrait négocier quelques difficultés, bien récupérer après l’effort, tenir compte des imprévus. J’avais à cœur d’amorcer la première étape sereinement afin de ne pas me fatiguer dès le début.

Mon mari faisait office de coach et il relayait les infos sur le chemin parcouru.

Les hommes en général nous supportent tout au long. Certains nous poussent dans le dos ou crient à tue-tête pour nous encourager si près qu’on peut sentir leur haleine, leur parfum.

D’autres attendent le signal de l’arrivée pour venir savourer l’exploit, juste après l’étape finale.

Ils nous acclament, nous félicitent chaleureusement jusqu’à la remise du bouquet, inoubliable.

Ça y est, c’est vraiment le départ. D’entrée je suis hyper concentrée. Je veux atteindre toutes les étapes, heure par heure, en suivant bien le parcours et garder la bonne trajectoire, centimètre par centimètre jusqu’à la consécration ultime. Le spectre du dopage m’a fait refuser d’emblée toute aide médicale ou mécanique. Je suis un peu tendue. Je suis mal placée et j’entame rapidement un mouvement de côté afin d’être plus relachée. Pour l’instant ça monte et descend tranquillement, je ne peine pas plus que ça. Je m’applique à profiter mentalement d’un bon espace de détente de mon corps, par une respiration fluide.

La météo est au rendez-vous, c’est génial ! Je trace ma route. Tout le monde sait maintenant que je suis partie. Déjà que je suis la favorite de toute ma famille, je vais faire en sorte d’être brillante. Je ne brigue pas forcément la vedette devant toute l’équipe mais je me donnerai à fond, je le sais.

Tout roule. Pourvu que je n’aie pas de défaillance, il ne faudrait pas que je me dégonfle ! L’épreuve se déroule en trois parties assez distinctes. Mon moniteur m’avertit régulièrement de la prochaine ascension, je m’y prépare et l’aborde sans encombres. Une petite courbe qui passe plutôt bien. Le trajet va crescendo, les heures passent. Je ressens à présent un peu plus de fatigue. Je lutte contre une douleur qui vient de s’installer. J’ai quelques pointes dans les reins et au bassin, je m’y attendais. Nous y sommes toutes préparées à ce stade de l’effort.

L’ascension s’avère un peu plus dure que je ne l’avais appréhendée. Je m’accroche et je serre les dents. Je ne suis pas de celles qui abandonnent. J’arrive à contrôler les attaques les plus sournoises. Je transpire de plus en plus. L’ascension en puissance dans le col fait très mal, mais je sais que ça va redescendre. Retour au calme. A peine ce petit répit terminé voilà que ça recommence. Je m’accroche au poignées, le souffle court. Surtout éviter la défaillance. Je maîtrise encore et suis gonflée à bloc. Il reste encore un  peu de chemin à faire me souffle-t-on à l’oreille. Je discipline ma poussée au rythme de ma respiration. Je suis lucide même si mes muscles sont tendus. Ce trajet repose surtout sur la sagesse et la prudence. Rien ne me déstabilise, pas même cet idiot qui vient de m’asperger d’eau. 

Il y a une forme de poésie folle à courir cette course, peut-être consubstantielle à l’effort que je fournis. Je viens d’un milieu où se donner de la peine pour mériter est important. Je repense à ma mère tout à coup. Les femmes de ma famille sont courageuses. Elles y sont toutes parvenues.

Ma grand-mère dit qu’elle pourra mourir après l’exploit. Ma mère qui faisait tous les pronostics avant les autres, est ma plus fidèle admiratrice, même si elle ne le montre pas.

J’ai  toujours fait le plein de confiance en m’accrochant à leur immense amour et elles m’ont toujours soutenue. Pourquoi est-ce que je veux absolument décrocher ce titre ?  

Je n’imaginais pas que ce soit aussi dur. Je commence à pédaler de tous côtés. Il me semble que je vais dérailler. Je mouline un peu dans le vide. J’ai des fourmis dans les mains à force de tirer sur les poignées. J’ai besoin d’air, la moindre avancée devient un véritable calvaire. Le soigneur me demande de freiner dans la descente, mais la machine s’emballe toute seule. On m’annonce un ralentissement, mon coeur bat à tout rompre. Fausse alerte ! Le combat contre la montre reprend de plus belle. Je suis presque à l’arrivée. Ce serait bête de baisser les bras maintenant que le plus dur est passé. C’est l’évènement à ne pas rater. Je suis harassée de fatigue. On me crie de faire encore un effort mais je ne fais que ça, des efforts ! Ils sont marrants à me dire : « Allez! Allez! ». Ce n’est pas eux qui sont en train de pousser sur la petite reine ! Je glisse, on me relève et mon entraîneur de mari en profite pour me masser le dos. Il a toujours été présent. Je me remets péniblement en selle malgré cette douleur lancinante qui me taraude les reins. J’irai au bout du supplice. Je ne peux pas abandonner à ce stade mais je jure que je ne rééditerai plus jamais cette performance, plus jamais de ma vie !

Le soigneur me rassure, le parcours est presque fini et on arrive à la tête ajoute-t-il. Mais c’est infernal, des larmes coulent sur mes joues et je cherche encore de l’air. Je regarde obsessionnellement la ligne de mire car l’écart se creuse uniquement dans cette dernière phase. Je m’élance dans la toute dernière bataille. Je n’aurais jamais cru avoir cette puissance jusqu’au bout. Je pousse sur les étriers de toutes mes forces. Une petite échappée prend fuite devant moi, je n’en tiens pas compte. Je vois enfin le col s’élargir sous les bravos.

Au terme d’un parcours magnifique dans son intégralité, j’ai pu mettre en oeuvre des qualités exceptionnelles. J’ai gagné !

On vient de couper le cordon. Mon cri de bonheur se mêle aux cris de ce beau bébé tout rond, tout mouillé qui me regarde avec étonnement. Je suis mère d’une magnifique petite reine.

On lui passe le petit maillot jaune, celui que j’ai tricoté pour elle ces dernières semaines. Aujourd’hui j’ai donné la vie et je détiens le titre inestimable de « Maman ».

 

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